Brasserie Lipp

L’histoire de la Brasserie Lipp

LIPP, LIPP… HOURRAH!

 

Fondé en 1872, comme dit Castelot ? Ou en 1880, comme assure Diwo ? En tout cas un acte sous signatures privées, rédigé par Me Laverne, notaire à Paris et daté du 27 octobre 1880, donne “à M. Léonard Lipp et son épouse la jouissance d’un bail d’une durée de dix-huit années, au numéro 151 du boulevard Saint-Germain, à charge pour eux de n’y exercer dans les locaux loués à la bailleresse, Mme veuve Moureau, propriétaire des lieux, que le commerce de café-brasserie”. Mais peut-être, et ce serait l’explication de ce décalage, ladite veuve Moureau exploita-t-elle jusque-là ou faisait exploiter – et depuis 1872 – la brasserie ?
En tout cas M. Léonard Lipp avait pour épouse Elise, Marie-Louise, Pétronille née Leclerc (elle avait alors ses quarante ans, un buste imposant, un large peigne d’écaille posé sur le chignon tarabiscoté que l’on appelait “une choucroute”. Coïncidence !) qui ne sentait pas la pastille à la menthe, comme dans la chanson, mais personnifiait assez bien la caissière du grand café comme la dépeindra une autre chanson!
On a dit à tort que le vrai nom de Léonard était Lippman. Selon Jean Diwo il n’en est rien mais l’origine alsacienne du personnage est, en revanche, certaine et, du reste, il n’hésita pas à choisir pour enseigne “Brasserie des bords du Rhin”. C’est aussi que, si déjà sous le Second Empire des Parisiens avaient découvert les charmes gourmands des saucisses de Francfort, la défaite rendait l’Alsace et la Lorraine plus chères au coeurs tricolores : la choucroute devenait patriotique !
Les Hydrophates, réunion d’aimables bohèmes tenant assises dans les cafés du Quartier latin, furent fondés en 1878 par Emile Goudeau, Maurice Rollinat, Guy-Charles Cros et quelques autres. Une scission intervint trois ans plus tard d’où naquit, entre autres, le Chat Noir. Maurice Donnay et ses amis émigrèrent à Montmartre tandis que d’autres, se baptisant les Hirsutes ou les Décadents, demeuraient rive gauche et découvraient la bière de M. Lipp. Quels furent parmi ces fumistes, dont quelques-uns de talent (Moréas, Paul Mounet, Laurent-Tailhade), ceux qui décidèrent de cette vérité première :
“Le vin est un liquide rouge, sauf le matin quand il est blanc “?

Geschichte Brasserie Lipp

Je ne sais, mais nul doute qu’elle naquit d’une éclaircie dans les brumes de la liqueur de Gambrinus !
Lorsqu’il se retira des affaires, “papa” Léonard avait, qu’il le veuille ou non, donné à sa brasserie une immortelle enseigne : son nom. Son successeur Joseph Gendrot se retira à son tour en 1905, cédant le bail à un certain Jean Collombet qui lui-même le repassait à Jules-Florentin Cazé.
Sept ans plus tard, le 1er mai 1914, ce Cazé inconnu allait revendre son droit au bail à Martin Barthélemy Hébrard, limonadier, époux d’une dame Léonce Fouger. Toujours devant Me Laverne et toujours en accord avec la propriétaire Mme Moureau. Arrêtons-nous un instant et méditons sur cette brasserie née au lendemain d’une guerre et revendue à la veille d’une autre. Et notons que, parmi les clauses du bail imposé par l’éternelle Mme Moureau, le paragraphe onze précisait, selon Jean Diwo : “Il est bien convenu et les preneurs déclarent y consentir, par eux et leurs successeurs, que le café-brasserie sera toujours servi par des garçons.”
C’est sans doute que Mme Moureau avait vu arriver ici la clientèle des brasseries “à femmes” du Quartier latin et entendu parler de celles-ci. Peut-être avait-elle lu le Courrier français du 2 mars 1890 où A. Lagarde énumérait les “brasseries, buvettes et bars servis par des femmes” du VIe arrondissement que nous évoquerons plus loin.
Mais revenons à la Brasserie Lipp de Barthélemy Hébrard. Il conserva “Les Bords du Rhin”, nous dit Jean Diwo. Mais il eut la sagesse de garder aussi Lipp et même de mettre en valeur “cette syllabe qui sonnait clair comme un coup de clairon”. Aussi bien rajeunit-il le cadre et, pour décorer sa salle de faïences fleuries fort à la mode, s’adressa à la maison Fargue et Frère. Coup de génie puisqu’il choisissait ainsi sans le savoir le père et l’oncle de…Léon-Paul Fargue!

Geschichte Brasserie Lipp

Léon-Paul dira d’ailleurs dans son Piéton de Paris (1952) : “Lipp reste pour moi l’établissement numéro un. Il y a trente ans, je suis entré pour la première fois chez Lipp, brasserie peu connue encore, et que mon oncle et mon père, ingénieurs spécialisés, venaient de décorer de céramiques et de mosaïques. A cette époque tous les céramistes faisaient à peu près la même chose. On ne se distinguait entre artisans que par la fabrication, les procédés d’émaillage ou de cuisson, la glaçure plus ou moins parfaite. Aujourd’hui quand je m’assieds devant ces panneaux que je contemple chaque fois avec tendresse et mélancolie, je me sens revenu à ces jours anciens où je ne connaissais personne à la brasserie.”
La guerre, Hébrard mobilisé, Mme Hébrard s’apeura des quelques réflexions faites sur cette enseigne qui semblait exalter le Rhin. Quelques couches de peinture effacèrent ce mot dangereux (il y a toujours des sots pour manifester…leur sottise) et Lipp devint “La Brasserie des bords”…étrange enseigne qui amusait Apollinaire en permission. Cependant la bière continuait de couler à la pression, largement. Et Mme Hébrard emplissait elle-même la bouteille que la soeur Céleste Albaret apportait, en taxi, depuis le boulevard Haussmann, pour ramener à Marcel Proust (Ramon Fernandez lui avait vanté la fraîcheur de cette bière).
Mais Mme Hébrard ne devait pas apprécier les passages chez elle du père d’Ubu ! Chemise molle et redingote, il arrivait ici sur sa bicyclette et mangeait à l’envers, commençant par le dessert et finissant par l’entrée un repas arrosé de verres d’absinthe, la fameuse “ verte” !

1920 : Hébrard revenu de la guerre a retrouvé sa femme et sa brasserie. Il songe à se retirer, trouve un acheteur : c’est Marcellin Cazes, revenu de guerre lui aussi et qui a retrouvé sa femme Clémence et son petit bistrot des Halles, rue Etienne-Marcel. Un bistrot aux murs eux aussi garnis de mosaïque, mais ne venant pas de la maison Fargue Frères !
En traversant la Seine, dit Jean Diwo, les Cazes “avaient changé de continent”. Aux forts des Halles, les louchebems aux tabliers rouges de sang, les petits marchands ou artisans du quartier, succédaient ici de sérieux fonctionnaires, des écrivains, des artistes mêlés quelquefois de joyeux étudiants ayant passé la frontière du Quartier latin.

Et, à la caisse, Clémence Cazes surveillait son petit monde, guettant, aux heures de sortie d’école, le retour de son petit Roger âgé de huit ans, revenant d’un lycée voisin.
Mais c’est en 1926, le 26 décembre (joli cadeau dans les sabots de Noël de l’Aveyronnais Cazes) que Lipp réouvrit dans sa forme actuelle. On avait bazardé les deux billards du premier étage (des table achalandés sont d’un meilleur rapport) ; on avait aménagé
une cour, derrière, en une grande salle doublant presque la surface de la brasserie, on avait déposé puis reposé soigneusement les carreaux de “papa” Fargue (dont le fils allait devenir désormais le client-attraction quasi quotidien de la maison); on avait complété le tout par des panneaux de mosaïque et surtout des glaces, des glaces qui, légèrement inclinées, permettent de voir mieux les voisins de derrière. Car, ici, et comme devait l’indiquer bien plus tard le guide Kléber-Colombes : “Tout le monde vient ici pour voir les autres et se faire voir des autres.”

Pour l’instant les guides étaient moins diserts. Si, dans leur France gastronomique (1925/, Curnonsky et Marcel Rouff se contentent d’un conseil : “Y manger la choucroute, y boire la bière !”, ni le Paris Gourmand de Pierre Béarn (1929), ni le Guide Gastronomique de la France (1934) ne signalent la maison. Elle démarrait pourtant brillamment, la Brasserie Lipp, avec, en 1926, l’introduction sur la carte, du hareng Baltique, qui sera suivi, un demi-siècle plus tard, de l’arrivée triomphale du pied de porc farci grillé ; avec aussi l’arrivée des hommes politiques de tous les partis et, sinon fraternisant, du moins laissant leurs injures au vestiaire. Tandis que le soir, écrivains, artistes et leurs jolies compagnes se pressaient aux soupers les plus parisiens du monde puisqu’on en parlait dans les feuilles étrangères et dans les salons provinciaux.
Quel meilleur exemple en pourrions-nous donner que ces pages de Paris est une fête d’Ernest Hemingway. La scène se passe vers 1927-1928 :
Il y avait peu de monde à la brasserie et quand je pris place sur la banquette, contre le mur, avec le miroir dans mon dos et une table devant moi, et quand le garçon me demanda si je voulais une bière, je commandai un distingué, une grande chope en verre qui pouvait contenir un bon litre, et une salade de pommes de terre. La bière était fraîche et merveilleuse à boire. Les pommes à l’huile fermes et bien marinées à l’huile d’olive étaient exquises. Je moulus du poivre noir sur les pommes de terre et trempai le pain dans l’huile d’olive. Après la première grande rasade de bière, je bus et mangeai très lentement. Quand j’eus fait un sort aux pommes à l’huile, j’en demandai une nouvelle portion, avec du cervelas. C’était une sorte de grosse saucisse de Francfort, lourde et coupée en deux dans le sens de la longueur avec une sauce spéciale à la moutarde.

Je sauçai mon pain dans l’huile et l’assaisonnement pour ne rien laisser et je bus lentement la bière jusqu’à ce qu’elle commençât à perdre de sa fraîcheur et je vidai alors ma chope et commandai un demi et observai comment on le tirait. Il semblait plus frais que le distingué et j’en bus la moitié.

Geschichte Brasserie Lipp

Hemingway devait revenir ici, comme au Ritz, en août 1944, en jeep et en tenue de correspondant de guerre américain. Il y but un cognac et s’en fit remplir ses bidons.
Mais il faut retrouver plus complètement l’histoire contemporaine de Lipp dans l’excellent bouquin de Jean Diwo, l’Histoire de la création du Prix Cazes, la succession assurée par Roger Cazes.
C’est dans ce livre que j’ai appris que Roger Cazes méritait toute mon admirative affection. Il refusa de servir un incertain secrétaire d’Etat au Tourisme du nom de Pierre Dumas, qui avait stupidement supprimé le “couvert” dans les restaurants. Ce “couvert” qui est la plus honnête répartition des charges, et qui, seul, peut diminuer les additions d’un client mangeant normalement, et que bien entendu nos maîtres refusent, par démagogie, de rétablir !
Dans un numéro spécial du Crapouillot, après la dernière guerre, Galtier-Boissière résumait quasi télégraphiquement l’ascension de Lipp :

La meilleure bière et la meilleure choucroute de Paris ; confitures de légumes faites par Mme Cazes. Décor : Faïences du père Fargue. Clientèle 1920 : La N.R.F. (Gide, solitaire) et le “Vieux Colombier” (Gallimard, Valentine Tessier, Copeau, Jouvet). 1930 : Henri Béraud, René Kerdyck et Suzy Naze, Latzarus, Xavier de Hautecloque, Paul Caldaguès, J.L., Vaudoyer, Robert Desnos et Youki, Franc-Nohain, Savoir, Léon Werth, Léon-Paul Fargue, Picabia, Jean Marin, Herriot et sa pipe ; et d’autre part l’A.F. avec Me Calzant, le journaliste Auphan, etc.
En 1935, bagarres autour de Léon Blum.
Clientèle actuelle : Tout-Paris. On y rencontre en une heure l’ami perdu de vue depuis des lustres, celui qui vient d’explorer les forêts de l’Amazone et celui qui habite à l’autre bout de la capitale. Principales manifestations : Le Prix Cazes fondé par le patron ; tous les mercredis, Maurice Fombeure, un des plus extraordinaires poètes de sa génération, boit des pots avec une phalange de porte-lyres, dominée au loin par la masse énorme du sympathique Garos, demi-dieu ventru et débonnaire de l’établissement.

“Ça m’amuse toujours quand on s’imagine que je pratique le Flore ou Lipp pour pavaner ma célébrité dans les lieux à la mode ! J’y vais depuis l’âge de seize ans “, écrit Alice Sapritch dans Femme-public. Elle y rencontra léon-Paul Fargue qui, dit-elle avec venin, “détestait le monde et pourtant traînait la patte chez les comtesses”.

Un détail encore peu connu sur le Lipp politique que rapportent Elisabeth Chavelet et Jacques de Danne : réveillé une nuit de novembre par le téléphone, de la part du président René Coty, Félix Gaillard ne voulut pas croire qu’il ne s’agissait pas d’un plaisantin. Pourtant, quelque cinquante minutes plus tard, voitures officielles et voitures de journalistes freinaient devant sa porte de l’avenue Foch ; il venait d’être nommé chef du gouvernement à trente-huit ans. Ce même soir, chez Lipp, il alla souffler les trente-huit bougies de son gâteau d’anniversaire.
Plus tard, on y vit Pompidou déguster, seul, le boeuf gros sel et, curieusement, le soir du 2 avril 1974, c’est à un convive également solitaire que Roger Cazes annonce la mort du président. Aussitôt Mitterrand (c’était lui) qui, entre deux bouchées, annotait un futur discours, ramassa ses papiers et, sans finir son plat, fila…Où ça ? Arthur Conte ne le dit pas dans son livre sur les Présidents de la Ve, mais il nous donne ce tableau de Chez Lipp :

L’atmosphère y est unique. Vous y savourez le hareng de la Baltique puis la choucroute ou le boeuf gros sel, parmi les personnalités les plus célèbres du Tout-Paris, artistes, écrivains, hommes politiques, vrais et faux riches. Toutes vedettes s’y rencontrent, s’y croisent, s’y interpellent, dans une sorte de climat chaleureux pour étudiants prolongés. Au reste, si l’on ne peut réserver ses tables, l’on en a toujours une si l’on est connu. Cantine idéalement neutre pour mêler tous les talents. Ici, Gilbert Zemmour gobe des huîtres non loin de Michel d’Ornano qui a commandé un cassoulet. Là, Serge July, de Libé, demande des explications à Jean Boizeau à propos d’un article volcanique paru dans Minute. Plus loin, l’orageux Jean-Edern Hallier, l’oeil en bataille, s’empoigne avec Yvan Levaï, le commentateur socialiste d’Europe N° 1 à propos d’un livre de Max Gallo. A peine le patron de céans, Roger Cazes, carnet en main, a-t-il trouvé une place pour César ou pour Jean-Paul Belmondo, que survient Jean Lecanuet, ou Jean-François Revel, ou Paul Guimard, ou Michel Bouquet, ou Yves Montand. C’est Lipp, qu’un soir, Pompidou et Giscard choisissent pour se réconcilier plus spectaculairement…

Mais voici Mitterrand président à son tour et, crainte peut-être des quolibets, il émigre vers “La Gauloise” de l’avenue de la Motte-Picquet…
Car s’il n’est pas vrai – et de loin – que tout le monde ait été, soit ou sera gaulliste, on peut assurer que tous les Parisiens ont été, vont ou iront une fois chez Lipp. Et il n’est sans doute pas un romancier qui n’ait cité Lipp, une fois. Ne serait-ce que pour y donner rendez-vous à l’un de ses personnages. Ou pour citer ces étonnants serveurs… “vêtus de larges tabliers, qui déambulent entre les tables en soutenant d’une main des plateaux chargés de choucroutes garnies et de demi-mousseux sans rien renverser, comme s’ils exécutaient des figures de ballet” (Guy des Cars). Ou encore pour y donner rendez-vous à un “indic”, comme dit Borniche (Vol d’un nid de bijoux) :

Geschichte Brasserie LippLes truands n’ont pas l’habitude de savourer la bière ni les harengs Bismarck de chez Lipp, la brasserie toujours à la mode du boulevard Saint-Germain, où les artistes, les écrivains et les comédiens côtoient les homme politiques de toutes tendances. C’est pourquoi j’ai choisi cet établissement, que j’aime beaucoup, pour mon rendez-vous opérationnel avec Prosper Pozzo. Il n’a pas intérêt à se montrer en ma compagnie dans les quartiers de Montmartre, de Montparnasse, ou des Champs-Elysées. Il risquerait de faire de mauvaises rencontres.
Je suis assis au fond de la première salle. Le mur est en retrait de l’escalier qui mène au premier. Le double niveau oblige les garçons, en tenue traditionnelle 1900, le long tablier blanc sur le pantalon noir, à se livrer, en virtuoses, à des périlleuses acrobaties. Il tiennent sans faillir, sur leur main droite retournée, les lourds plateaux chargés de plats, d’assiettes et de bouteilles. Leur virage au pied de l’escalier est un perpétuel sujet d’amusement pour le client désoeuvré qui, secrètement, attend toujours qu’un plateau dégringole, répandant chopes de bière et montagnes de choucroute… sur son voisin, bien sûr !

Quelques détails encore sur le Lipp gastronomique.
Michel Simon y commandait un camembert entier, fait à coeur, le coupait en deux et le dégustait à la petite cuillère. “Avec ce qu’il fallait de vin rouge”, ajoute Jean Carré dans 728 jours avec Michel Simon.
On y refusa une gratinée à Guy des Cars et un steak tartare à Roberto Rossellini. Les oignons de la gratinée font pleurer l’éplucheuse, elle prend trop de place dans le four (la cuisine de Lipp est minuscule mais d’un étonnant rapport dimension-couverts !), elle est salissante à manger et trop bon marché à compter. La viande crue n’est pas une nourriture de civilisé.
Un millefeuille ne s’attaque pas au couteau, de front, mais couché sur le côté, ce qui évite un débordement de crème fraîche.
Les épiciers d’aujourd’hui, moins consciencieux qu’autrefois, ne prennent plus le temps de “mûrir” leurs conserves, et les boîtes de thon à l’huile, chez Lipp, sont vieillies sur place, retournées chaque semaine….